Hommage au poète Abdellah El Ouaddan.
La traduction du mot Jazal en langue française me parait difficile car cette appellation s’associe à une créativité qui s’adresse à un large public dont la culture est ancrée dans ce qu’on appelle l’imaginaire social et dont l’idiome diffère de la langue arabe classique. Par ailleurs, la traduction que proposent certains chercheurs bilingues du mot Zajal, c’est « la poésie rimée dialectale ». Ce qui importe le plus est de contextualiser ce genre de poésie et lui attribuer son vrai rôle par rapport à la notion d’engagement. Plusieurs études montrent que cette expression littéraire qui n’est autre que le Jazal est aussi vieille que les rites et les us qui caractérisent la culture populaire, selon Mohammed El Fassi. L’un des ténors de ces expressions rimées qui a eu un grand écho dans l’imaginaire social, c’est Abderrahmane El Majdoub dont la teneur créative relève d’une vision, je dirais misogyne qui écorne le statut de la femme. D’autant plus que son ton métaphysique ne fait que renforcer l’attentisme, dans la mesure où il active le sentiment de subir dans l’attente d’un autre monde où règne la justice que l’ici- là est incapable d’instaurer. Cette vague fantasmatique a eu des répercussions sur les chansons de groupes musicaux dont l’influence fut remarquable sur une grande partie de la jeunesse des années 70.Je pense à Nass El Ghiwan, Jil Jilala et Lamchahab. Ces groupes se sont inspirés de cette poésie rimée dialectale pour faire passer des messages de mécontentements vis-à-vis d’une situation politique responsable des maux et du mal être exprimé par une métaphore irrationnelle et incompatible avec la raison de la nature, à tel point que l’hiver se substitue à l’été, pour reprendre Le groupe Nas El Ghiwan.
En parallèle à cette mouvance au rythme répétitif invitant la doxa à rentrer en transe et exaltant les passions en vue de surexciter les foules, un éveil de conscience s’est construit pour dénoncer les vraies raisons et les dessous politiques d’une classe dominante qui reproduit l’injustice et combat toutes sortes d’engagement et politiques et culturels. Les années 70 se sont caractérisées par l’émergence d’un contre-pouvoir assoiffé de liberté, qui porte un nouveau projet de société où la démocratie, l’égalité, la transparence et la dignité priment. Ces années appelées années de plomb représentent la vraie image que l’intellectuel(E)) doit se faire. L’exemple de la revue Anfass « Souffles » est l’illustration d’une alternative culturelle susceptible de libérer la créativité. C’est dans ce contexte que le Zajal s’est positionné par rapport aux thématiques vulgaires qu’il chantait auparavant. Il s’est converti en expression écrite traduisant la souffrance de tout un peuple emporté par le délire d’Oum Klathoum. Le souffle révolutionnaire s’est également emparé de la poésie rimée dialectale. Du coup, le récit métaphorique devient critique contrairement à une prose fantastique, conjuguée à l’illusion, qui ne charme que la déraison et fait sombrer l’auditeur dans l’oubli. Cependant, une autre poésie s’est imposée, celle du Jazal qui s’harmonise avec les aspirations d’une majorité rêvant de vivre dans la dignité. D’autres plumes se mettent à écrire la souffrance en y introduisant les grains d’un déterminisme qui table sur le changement. Abdellah El Ouddan, RadwanAfandi, Lamssyeh, Essabar et autres font partie de cette génération de poètes qui racontent au sens figuré ce malaise causé par un régime allergique à la liberté d’expression. Il faut souligner que ce genre de littérature devient de plus en plus approprié par des écrivaines telles que Fatima Chabchoub, Nouhad Ben Aguida, Naima Lhaddaoui ainsi que d’autres femmes qui ont imposé leurs signatures entant que poètes habitées par le souci de la métaphore.
Cet hommage rendu à Abdellah El Ouaddan nous incite à revisiter sa poésie pour examiner la teneur d’une créativité dont la portée est d’élucider la symbolique d’une souffrance qui perdure et qui représente une discorde sur laquelle surfent les tenants du pouvoir et leur complicité avec les ennemis de la justice sociale. Le poème : البالاوالفاس (La pelle et la pioche) traduit ce décalage que les détenteurs du capital et du pouvoir voulaient éterniser. Ce poème écrit, décrie une réalité dont la verticalité se présente sous forme d’un ordre, comme si le travail était fait pour déshumaniser l’Homme. Ainsi, l’homme s’identifie à l’animal, perd sa dignité et sombre dans l’aliénation pour reprendre Karl Marx. انت بهيما بنادم مسحوق والباطرون ماعندوسوق « Tu es un animal, un être écrasé, mais le parton s’en moque. » Même Aristote considère l’homme entant qu’animal parlant. C’était au 4em siècle avant Jésus-Christ. Là, dans la situation décriée par le poète El ouddan, on est au 20 ème siècle. S’agit-il d’une ruse de l’histoire ? Le mal est non seulement social, de par les inégalités social qu’engendre l’exploitation, mais aussi corporel. Du coup, l’humain se métamorphose en chair. Au final c’est le dos qui encaisse et c’est lui qui subit la souffrance والنهارطالع من ظهورالناس من ظهرهذا وهذاك « Et la journée est gagnée sur le dos des gens, sur le dos de celui-là et de l’autre. » La créativité de ce poème c’est qu’elle arrive à nous expliquer facilement ce que c’est la plus-value. Au fait, l’accumulation du capital se réalise par la force du travailleur, lequel contribue par sa force physique au capital sans aucun retour au détriment de son physique et son moral. Il s’ensuit que cet ouvrier devient aliéné, dépersonnalisé et privé de créativité. Le corps sinistrosé devient machine, pour paraphraser les psychanalystes.
La pertinence du choix de la pelle et la pioche par Abdellah El Ouddan réside dans le fait qu’il résonne dans l’imaginaire social, lequel assigne à la pelle et la pioche une connotation émanant de sa représention de ces outils de travail. Le sens de la pelle et la pioche dépasse la portée pragmatique de ces outils de travail manuelle. Il renvoient à une conception corporelle, relative à l’exploitation :ظرب البالا والفاس « Nique la pelle et la pioche. » Le matériel n’est donc qu’un outil d’exploitation dont l’usage est double et ambivalent. Les uns s’en servent pour travailler, les autres pour exploiter. C’est dans cette ambivalence que l’existence appelle la conscience. Et la conscience à son tour invite la structuration. La poésie n’est pas un tract ou un communiqué, elle est la traduction d’une prémisse de prise de conscience dont la contradiction incite à réfléchir au sens hégélien et puis marxiste du terme. Les poèmes de Abdellah El Ouddan, en l’occurrence La pelle et la pioche, pointent du doigt l’introduction de la négation qui est une condition sine qua none de la contradiction, celle du silence.اخدم واسكت ماكاين باس راه كل كلمة بقطيع الراسl. « Travaille et tais-toi, pas de problème. Si non, Chaque parole vaut une décapitation. » Si le silence est l’expression invisible de l’acceptation de la soumission à la verticalité qu’impose l’exploitation, la conscience est, toutefois, une révolte qui construit la contradiction. Au demeurant, l’éternel silence est métaphysique dans la mesure où il ne répond pas à la dynamique dialectique sur laquelle repose l’histoire. Il se trouve que le silence exprime le refus de la fatalité car il se résorbe dans le fini. Jusqu’à quand peut-on supporter l’insupportable?
C’est à la conscience de boucler la boucle de la contradiction et de mettre un terme à la passivité du silence. C’est donc aux structures censées encadrer la conscience et lui assigner son rôle revendicatif, de transgresser la verticalité et libérer la parole. Comme si Abdellah nous disait poétiquement: voici ma version du silence, c’est à vous de la transformer.
Abdelmajid BAROUDI