Réformer l’éducation, c’est combattre la compartimentation des connaissances
Tout le monde y compris les responsables politiques s’accorde à dire que le système éducatif est défaillant. Pourtant tout le monde, y compris les intellectuels, les acteurs associatifs, les syndicats et les enseignants, n’a pas pu apporter de réponses globales pour remédier à cette situation. A partir de là, le constat selon lequel l’école publique souffre de dysfonctionnement demeure insuffisant malgré la pertinence du constat vers lequel convergent les avis de tous les acteurs œuvrant directement ou indirectement dans la vie scolaire.
Toutefois, il me semble qu’un projet de réforme de ce système, dont l’école publique est la première victime, pourrait être bénéfique à condition qu’il soit entretenu par une vision qui conçoit l’éducation comme développement humain, lequel développement devrait avoir un impact sur la relation : individu/société. D’autant plus que ce projet de réforme devrait prendre en considération la qualité (2) en tant qu’indice de développement de ce système.
On a beau spéculer sur les carences je dirais cognitives dans lesquelles sombre l’école publique, en l’occurrence l’université marocaine, nos conclusions se sont bornées à l’incapacité du système scolaire public d’intégrer nos diplômés dans le développement économique et social. Il se trouve que bon nombre de ceux qui, en principe, disposent d’une distanciation et de savoir, susceptible d’apporter des éléments pour un projet de réforme, hélas cautionne ce dysfonctionnement. On est vraiment face à une problématique contradictoire. D’une part , une situation complexe du système éducatif qui exige des alternatives émanant de compétences universitaires capables de produire des pistes de réflexion en vue d’un projet de société dans lequel l’éducation devrait jouer le rôle du développement humain. En revanche, des professeurs universitaires ont déserté la recherche scientifique pour des raisons mercantiles pour trouver refuge dans des bureaux d’études. Rares sont les intellectuels qui ont échappé à cette indolence. Je pense à Mohamed Abdou Jabri, Ahmed Bennani et Mohamed Harouchi. Sûrement qu’il y en d’autres mais la liste demeure maigre en termes de contributions qualitatives à la déconstruction de la problématique de l’éducation par rapport au grand nombre d’universitaires.
Par ailleurs, ce dysfonctionnement du système éducatif préoccupe davantage de penseurs en France. Je pense aux profondes analyses produites par le sociologue Pierre Bourdieu, à la notion de différence que l’école favorise et qui forge la personnalité de l’élève telle qu’Albert Jacquard l’a conçue et aux alternatives qu’Edgar Morin a avancées en vue d’un système éducatif non compartimenté et qui prône le droit à la qualité.
S’ouvrir sur ce genre d’expériences est à mon avis nécessaire car la relative dépendance de notre système éducatif de celui appliqué en France d’une part, et la méta réflexion critique sur ce système d’autre part, nous sert à repenser le nôtre. C’est dans cette optique que je me suis focalisé sur la réforme de l’école proposée par Edgar Morin.(3)
Le constat élaboré par Edgar Morin sur l’anomalie du système éducatif français tourne autour deux constatations : l’intégration et l’incompréhension. Jadis, le système éducatif sous la III république, surtout en secondaire, était « un moteur d’intégration pour les enfants d’immigrés ». Aujourd’hui, ce système engendre davantage de marginalisation. En outre, le climat d’incompréhension entre élèves et enseignants s'accroît de plus en plus et se traduit par un rejet mutuel, sauf dans des cas exceptionnels. Cette ambiance tendue envahit les quartiers défavorisés. Face à cette situation alarmante, l’école a besoin de réformes.
Au-delà de ces deux ces deux anomalies d’ordre social, politique et pédagogique, d’autres facteurs doivent être pris en considération afin qu’une réforme soit globale. L’une des problématiques sur lesquelles Edgar Morin insiste, c’est que le problème de l’éducation en France est réduit à des termes de quantité. « Davantage de crédit, davantage d’enseignants, davantage d’informatique ». Il s'ensuit que l’enseignement est dû à l’absence d’une dialectique de réforme, laquelle doit s’opérer au niveau de la réforme de l’esprit et des institutions. Il faut réapprendre à penser. Ce réapprentissage doit commencer par soi. La mission de l’éducation est centrale dans cet exercice de réapprentissage car elle est double : elle commence par soi et s’ouvre sur autrui. L’éducateur doit apprendre à l’élève à vivre. C’est vrai que l’apprentissage se forge par le bais des expériences vécues aux seins de la famille et la société, mais apprendre à vivre se nourrit également des livres, donc de la culture et du savoir. Ce qui manque dans cet apprentissage selon Edgar Morin, c’est la créativité et la critique. D’autant plus que ce système est tellement compartimenté qu’il ne permette à l’interdisciplinarité de se développer. « Tant que nous ne connaissons pas les connaissances selon les principes de la connaissance complexe, nous restons incapables de connaître le tissu commun des choses : nous ne voyons que les fils séparés d’une tapisserie. Identifier les fils individuellement ne permet jamais de connaître le dessin d’ensemble de la tapisserie. » D’où la nécessité d’une réforme dont la démarche est de libérer les capacités à penser les problèmes individuels et collectifs dans leur complexité. Autrement dit, faire apprendre à l’élève à synthétiser. La complicité entre la science et la philosophie est concluante dans cet exercice de problématiser et synthétiser. Avec ce système de complexité qui se construit en joignant les savoirs tout en les contextualisant, s’articule une approche de discrimination. Seule la critique permet de distinguer le dogme de la théorie. Une théorie scientifique est biodégradable ou objet de réfutation comme disait Karl Popper, alors qu’un dogme n’accepte pas sa mort. « C’est à l’aide d’un enseignement qui favorise la complexité, la contextualité et la critique que l’esprit se développe. » Mais quelles sont les matières que cette réforme doit toucher ?
Edgar Morin énumère sept savoirs nécessaires à l’éducation : la connaissance de la connaissance, la connaissance de l’humain, la connaissance de l’ère planétaire, la compréhension humaine, l’affrontement des intellectuels, l’éthique trinitaire ; individu-société. Il faut, d'entrée de jeu, signaler que dans cette partie dédiée à la réforme de l’éducation, Edgar Morin se focalise essentiellement sur la réforme d’ordre je dirais épistémologique, relative à la connaissance de la connaissance, sachant qu’il a déjà développé les autres matières dans son intéressant ouvrage : la méthode. Pour ce qui est de la connaissance, une méta connaissance devrait émerger dans cette réforme car l’enseignement actuel fournit des connaissances sans s’intéresser à la réflexion sur ces connaissances. Edgar Morin, convaincu du fait que le système éducatif devrait se défaire de son approche quantitative dont le seul souci est d’accumuler les connaissances, prône en revanche pour une approche qualitative en vue de consolider l’apprentissage par critique et distanciation à l’égard des connaissances. La mise en question permanente des connaissances devrait s’appliquer, en particulier aux sciences humaines, en l’occurrence l’histoire et la littérature. Ce ci étant, la science, de par son savoir qui ne se développe que par l’erreur, est prédisposée à se distancier du sens commun, voire du dogme. La méta connaissance ou la réflexion sur la connaissance, devrait se nourrir d’une contextualisation du savoir car la vérité ne doit pas être partielle, si non on retombe dans le dogme ; ennemi de la critique. L’exemple choisi par Edgar Morin pour argumenter sa thèse, est celui de l’économie. Cette connaissance ne doit pas se borner aux quantitatifs représentés par les calculs et les statistiques. La contextualisation et l’analyse de l’ensemble des facteurs obligent les économistes à revoir leurs conclusions. Toutefois, l’importance de pratiquer une réflexivité (une réflexion réflexive), en se questionnant en permanence sur soi, est posée. Outre la connaissance de la connaissance, Edgar Morin estime que les cinq autres points nécessaires pour une réforme du système éducatif sont amplement développés dans son livre : la méthode, notamment la réalité humaine comme trinité individu-société/espèce.
Ces cinq points peuvent, à mon avis, être déclinés en trois ordres qui prennent en considération la mise en contexte et la complexité des objets. Il s’agit d’une articulation de l’identité humaine perçue comme soi et autrui, dans sa portée éthique, avec un affrontement cognitif des incertitudes individuelles, sociales et historiques.
La réforme du système éducatif devrait apprendre à vivre en inculquant à l’élève des valeurs esthétiques. Le roman est un outil qui développe non seulement l’imaginaire mais aussi la connaissance de la subjectivité humaine. Au final, l’apprentissage de la citoyenneté à l’école renforce l’esprit civique dans la mesure où l’éducateur retrouve dans sa profession le sens d’une mission éthique dont le devoir devrait primer.
Notes
(1)La voie pour une l’avenir de l’humanité. Edgar Morin Editions Fayard 2011.
(2)Tentative de réflexion sur la qualité de l’éducation au Maroc : entre le rôle des acteurs et la contribution associative. Article publié dans le magazine Tanmia.
(3)Je me suis basé sur la deuxième partie du livre ; La voie, consacrée aux réformes de la pensée et de l’éducation, pour produire ce papier.