Le mécréant repenti
Il est presque seize heures, le quartier populaire de la cité est plein à craquer et sous haute
tension, juste avant l’appel du muezzin à la rupture du jeûne.
-Qui est la vedette d’aujourd’hui qui va animer le quartier, demande Driss à son ami Hassan.
-J’ai croisé Choléra de l’autre côté de la rue. Il est de bonne mine, les yeux encore fermés, le
visage est trop pâle, prêt à en découdre, gare à celui qui ose le taquiner. C’est lui qui va
animer la scène d’aujourd’hui, répond Hassan.
-Tiens le voilà, le vois-tu gesticuler en parlant au marchand d’oranges. ? Il est quelle heure ?
Il est dix-sept heures, il est temps que le spectacle commence. Ça chauffe entre les deux
mecs, annonce Driss.
-Fils de pute. Qui t’a offert l’opportunité pour que tu puisses faire tourner ton commerce.
C’est moi qui étais derrière tout ça. Je ne t’ai pas demandé grand-chose, juste un kilo
d’orange à crédit, le temps que ça marche pour moi et je te rembourserai. Vous les
musulmans, vous êtes de nature comme ça, vous oubliez vite, vous n’êtes pas
reconnaissants. Faire le ramadan ne fait pas de toi un vrai musulman. C’est quoi un kilo
d’oranges ? Combien ça coûte ? Tes sept dirhams, je te les donnerai dès que je trouverai une
bricole. Ne m’oblige pas à insulter Dieu, (nrabbab).
Écoute Choléra, ne te prends pas pour le premier ministre. Mon petit commerce, je l’ai
monté tout seul. C’est grâce aux petites économies que je faisais de l’argent que je
ramassais de mon premier commerce de vendeur de cigarettes en détail que j’ai accumulé
de l’argent. Cette petite somme m’a permis de changer de business sans changer d’endroit.
C’est toi qui es fils de pute. Tu penses en haussant la voix qu’on va te croire. Tout le monde
te connaît ici, tout le monde sait que tu es feignant et profiteur. Tu sais, Dieu ne va pas
accepter ton jeûne. Va déjeuner, c’est mieux pour toi, comme ça tu vas reprendre tes esprits
et tu redeviendras normal. C’est anormal ce que tu avances. Allume une cigarette, tu vas
sûrement te calmer. Achâl.
C’est parti, la querelle des verbes s’est convertie en vrai échange de coups de poings.
Choléra et le marchand d’oranges optent pour la violence. Chacun d’eux se couvre le visage
de crainte d’une éventuelle attaque qui cible l’organe précieux. Personne ne s’approche
d’eux, tout le monde contemple ce spectacle. Achâl . Les deux hommes se bagarrent,
soudain le sang coule des narines de Choléra. Le marchand d’oranges a ciblé le nez de son
adversaire. Ce dernier, se sentant humilié, n’hésite pas à brandir un grand couteau en signe
de vengeance. Le sang appelle le sang, crie-t-il. Ne le laissez pas faire, il va le tuer, crie un
curieux. Appelez la police, ils s’entretuent, C’est le ramadan, on ne doit pas cautionner le
meurtre. Achâl.
Heureusement qu’un homme costaud est intervenu et prit avec force la main de Choléra
pour l’empêcher d’atteindre le visage du marchand d’oranges.
Le spectacle a pris fin juste avant l’arrivée de la police, avec un petit retard.
Putain, le temps passe vite. Il est dix-huit heures quinze, il n’y a qu’un quart d’heure qui nous
sépare de l’appel à la rupture du jeûne. Rendez-vous demain, même lieu, même heur
La même heure, la même scène, mais cette fois-ci, Driss et Hassan ne se contentent pas d’observer, ils optent pour l’interprétation des faits et assignent aux personnages leur sens social et donc politique.
- Tu sais, Choléra et le marchand d’oranges font partie de ce qu’on appelle dans le lexique marxiste le lumpenprolétariat. Une classe sociale très démunie, c’est vrai, mais elle peut nuire au prolétariat. Tu vois ce que je veux dire Hassan.
- J’irai même plus loin, cette lumpenprolétariat, comme tu dis endigue tout changement susceptible de placer la classe ouvrière au pouvoir. Elle est dangereuse, enchaîne Hassan.
- Ceci dit, une question me taraude : existe-t-il une classe ouvrière au sens marxiste censée guider le changement et clore l’histoire comme l’a prédit Karl. Je commence à douter de ce genre de prophétie, réplique Driss.
- Tu as raison de douter. Le doute mène vers la vérité. Même Karl croit en la contradiction, elle est selon lui le moteur de l’histoire. Une vérité que l’histoire ne peut pas réfuter, c’est qu’un jour ou l’autre, nous serons gouvernés par la classe ouvrière, hallucine Hassan.
- Tu parles avec un temps presque affirmatif, comme si le changement était à la porte de la ville. Ne s’agit-il pas d’une utopie semblable à celle que les islamistes veulent nous vendre, rebondit Driss.
- Ne mélange pas les genres, les islamistes n’ont rien avoir dans cette dialectique historique et matérielle. Nous avons commencé le débat avec le lumpenprolétariat pour échanger sur la classe ouvrière qui va sûrement inverser le cours de l'histoire, réplique Hassan.
- Sois honnête avec moi s’il te plait et réponds- moi : existe-t-il une classe ouvrière au sens marxiste du terme ? Celle qui va prendre le flambeau en vue de dissiper une fois pour toute la notion de classe ? Je pose la question parce qu’à mon avis cette classe n’existe que dans notre imaginaire. Même si elle existe, elle s'est en quelque sorte intégrée dans un mode de vie qui anesthésie ses réflexes révolutionnaires, répond Driss.
- Ecoute Driss, on ne va pas être d’accord sur cette question, toi tu relativises et moi je crois en un déterminisme historique qui va aboutir au changement tel que je le conçois. S’il te plait ne me dérange pas avec tes questions, je n’ai pas encore pris ma première cigarette. D’habitude je la prends chez nous, mais la présence de quelques invités qui sont venus passer avec nous quelques jours de ce mois dit sacré, m’a empêché de prendre mon café et ma cigarette. Mais bon, il faut faire avec l’opium du peuple comme disait Karl.
- Moi, ce qui m’intéresse dans cette affaire que tu considères comme opium, c’est la question de liberté. Autrement dit, chacun est libre de croire ou de ne pas croire, de jeûner ou de déjeuner. Si je ne jeûne pas, cela ne veut pas dire que je montre à autrui qu’il a tort de jeûner. Non, je respecte son rite, bien sûr qu’il faut, en retour, qu'il respecte le mien, conclut Driss.
- Il est presque dix-huit heures trente, rendez-vous demain, même heure, même lieu.
Trente ans plus tard, toujours vêtus de djellabas blanches, sentant la mort s’approcher et goûtant d’opium du peuple, Driss et Hassan ne quittent plus la mosquée.
Vêtu de deux djellabas, l’une blanche et l’autre noire, assorties avec la couleur poivre et ciel de sa
barbe, Hassan fête la Nuit du Destin à sa manière. Il sentait le musc, pas n’importe quel musc, le sien
l’a acheté d’un marchand ambulant avec lequel il partage la conception de la vie. Il en a mis trop,
mais ce parfum qui n’a rien de parfum n’arrive pas à traquer l’odeur du jeûne sortant d’une bouche
ornée d’une denture envahie par la carie. Ça se voit, Hassan se brosse les dents tous les jours.
-Ahlen Hassan, ton odeur et ta parure me donnent l’impression que je suis face à un afghan. J’espère
que je ne serai pas ta prochaine cible. Ton langage vestimentaire et ton discours prouvent que tu te
radicalises. Tu exagères, c’est trop pour un musulman « modéré ». Tu n’as plus rien à faire que de
réduire tout à la religion, comme si nous vivions en plein Kaboul. Slowly please. Tu n’as pas le droit
de tout juger selon tes convictions dogmatiques. Tes idées comme ton corps puent la haine d’autrui.
Le seul moyen de faire régner la loi divine est de s’attaquer au corps des mécréants, quitte à sacrifier
son propre corps, murmures- tu. La tolérance ne figure plus dans ton lexique. Il me semble que
ramadan est fait pour calmer les esprits et s’aligner du côté de la modération.\
- Pardon Bouazza, je vais utiliser un mot qui t’est cher et qu’on a maudit ensemble, jadis. Il s’agit du
verbe capitaliser, dérivé de capital. Autrement dit, il faut capitaliser sur le côté positif du ramadan. Tu
vois, les paroles de Dieu ne se contredisent pas avec les termes que Karl a utilisés pour dire que son
projet vise la disparition de classes et donc l’égalité. La même chose pour le jeûne. On est tous égaux,
personne ne mange. C’est l’occasion pour le riche de sentir pareil que le pauvre qui ne trouve rien à
manger. Tu vois, on est tous égaux, on est tous à jeun sans discrimination. De plus, le principe
d’égalité sur lequel repose le jeûne se concrétise par le biais du don. Il faut que les riches donnent un
peu de ce qu’ils ont aux pauvres afin de vivre ce sacré mois dans ce que vous appelez, vous les
citoyens, la cohésion sociale. Je vous ai créés, tribus et peuples pour que vous fassiez connaissance,
balance Hassan d’un style qui n’a rien de concluant.
-De quelle gueule te fous-tu, de la mienne ou de la tienne ? Il me semble que tu te fous de la tienne,
réplique Bouazza. Quel raccourcissement et quelle projection !! Qui fait le ramadan ? De quel
ramadan me parles-tu ? Les pauvres le font toujours et n’attendent pas ton mois sacré pour le faire.
Ils sont à jeun tout le temps. De quelle égalité parles – tu ? C’est inconcevable de la part de
quelqu’un qui a fait quatre ans d’études en philosophie. Comment oses -tu reprendre la rhétorique
primée et pleine de contrastes selon laquelle on est égaux dans l’illégalité ? A dire vrai, tu ne
capitalises que sur le côté négatif de la chose. La justice ne réside pas dans le fait de ne pas jeûner.
Elle est la traduction effective du droit et son articulation avec le devoir. Ramadan ou pas ramadan,
la cité doit être conduite par la raison en corrélation avec le droit.
-Nous revoilà au sein de la même autoconsommation d’il y a longtemps. S’il te plait Bouazza, je ne
suis pas prêt d’écouter ce genre de Zabour. Vous avez votre religion, j’ai la mienne. Tiens, je te
renvoie au propos que tu as utilisé pour m’accuser de ne pas être tolérant. Et pour reprendre ton
langage préféré, je te dis : chacun est libre de penser comme il veut.
Je te laisse, la Nuit du Destin est longue. Je vais dormir un peu, ça me permettra de rester éveillé,
enquête de miséricorde d’Allah.