Lettre à Corine
Chère Corine.
Je suis venu me recueillir sur ta tombe. C’est ta sœur Hélène qui m’a accompagné jusqu’ici pour me montrer où es-tu enterrée dans ce grand cimetière de Père- La chaise qui ne ressemble guère aux nôtres. On s’est donnés rendez-vous dans un bistrot à Palace de la Nation, le temps que je cause avec toi.
Tout Paris s’éclipse tel un éclair, cède la place au vide et fait dialoguer la chair et l'errance. J’oublie l’oubli et éternise une amitié qui avoisine l’affect sans me méfier de la différence que l’existence assigne à la vie et la mort. Tu sais pourquoi ? Parce que notre amitié s’irrigue d’une soif d’apprendre que nous avons cosignée, toi et moi et que nous avons légalisée auprès des instances culturelles dont la rigueur l’emporte sur l’idéologie.
Chère Corine
Te souviens-tu du débat qu’on a organisé sur ce que veut dire « un grand écrivain ». Je me rappelle comme si c’était hier. Tu étais habillée d’une très jolie robe en signe de bienvenue d’un ami du sud et avec qui l’échange était toujours fructueux. Tu étais ravissante comme un sourire provenant de la méditerranée. Je n’aime pas qu’on me dise : celui-là ou celle-là est « un grand » ou « grande écrivaine », te lançais-je. Je voudrais que tu développes ton propos.C ’est qui « une grande » ou « un grand écrivain » ? Comment peut-on distinguer entre « grandE » et « petitE écrivainE », si cette distinction est juste ? Cette appellation, n’émane-t-elle pas d'un émerveillement au lieu d’un étonnement ? Problématises-tu ? Je t’écoutais et te regardais en même temps. Je suivais ton raisonnement assorti aux couleurs de ta robe et me dis en silence : mon dieu, je suis en compagnie de l’Idéal. Et toi d’enchaîner : dire que celle-ci ou celui-là est « unE grandE écrivainE », ne reflète-t-il pas une certaine faiblesse due au poids qu’exerce ce présumé ou cette soi-disant « grande écrivaine » ? « La grandeur », n’est-elle pas subjective dans la mesure où l’on l’évalue selon nos centres d’intérêt que cette écrivaine ou écrivain a élaborés ? N’est-ce pas ? T ’exclames-tu. Tu m’as permis en évoquant la subjectivité de réagir à « la grandeur » dont peut jouir une écrivaine ou un écrivain. J’espère te suivre dans ta problématisation et ne pas tomber dans l’interrogation comme le dit pertinemment Deleuze. Qualifier unE écrivainE de « grandE », n’est-il pas une projection découlant du sentiment de l’émerveillement qui cautionne peut-être inconsciemment l’indolence ? Explique-toi, me lances –tu. Dire : « grandE écrivainE » est à mon avis une réduction qui ne motive point. C’est une projection subjective qui n’encourage pas à appréhender la relativité d’une œuvre et la discuter, répondais-je. Notre vision se rapproche petit à petit, et ta dernière remarque relance le débat sur la lecture, répliques –tu, avant d’enchaîner. Qui est capable de tester « la grandeur »de l’écrivainE, si « grandeur » il y a et bannir l’émerveillement ? On y est. Paul Ricœur nous a fourni les outils susceptibles de trier la fragilité de la consistance du texte. Il nous conseille avant d’interpréter de s’approprier d’abord le texte. Cet exercice herméneutique s’intéresse plus au sens qu’à la valeur de l’écrivainE, réponds-tu. Merci Corine de m’avoir balisé le chemin vers une problématisation liée à l’animation, laquelle peut sûrement traquer le mythe de « la grandeur ». Si je ne me trompe pas, tu vas droit au but en soulevant le rôle de l’animateur qu’est le lecteurE, déduis-tu. J’en veux à ce temps qui passe vite car il nous empêche de dialoguer longtemps sur le vrai sens de l’existence, disais-je avant d'enchaîner. C’est exactement ce que je voudrais développer. Et puis, on en a déjà parlé. Mais cette question de l’animation par la lecture me paraît intéressante. C’est à toi d’accorder le rythme de la discussion. Je t’écoute, dis-tu. Voici mon point de vue là-dessus. L’animation telle que je la conçois consiste à joindre la présence à l’absence. Autrement dit, la lecture en tant que présence s’active à l’aide de prérequis sur lesquels on capitalise pour assigner au texte une nouvelle vie. L’animation par la lecture est une synthèse qui est, à son tour le produit, soit d’une confrontation entre une thèse que propose le texte avec une antithèse tirée de ce que l’on a accumulé comme références susceptibles de questionner les limites de ce qu’apporte la thèse formulée dans le texte, soit de l’approuver en invitant d’autres thèses qui vont dans le même sens. Dans tous les cas, l’animation, comme son nom l’indique active le texte, chasse l’émerveillement et ouvre la voie vers le questionnement par le biais de la patience. Tu m’écoutais attentivement et en même temps tu regardais mes mains bouger comme si le geste s’impliquait dans la discussion pour donner corps aux idées que j’exposais. Ensuite, tu reprends la parole. L’animation, la lecture m’a permis de dissiper l’émerveillement et de placer chaque penseurE à sa place sans le ou la dévaloriser mais aussi sans lui accorder une très grande importance et lui attribuer le titre de « grandE écrivainE » comme le fait l’émerveillement qui manque de souffle. L’exemple de Spinoza illustre la richesse de l’animation dans la mesure où dans son entreprise sur la morale et la politique taille une conception très intéressante. Mais en le lisant, j’ai découvert qu’il n’a fait que répéter ce que Aristote a construit à propos des régimes politiques. Mais ceci n'enlève rien de l’ajout qu’il apporte à la philosophie de la morale et ses positions, je dirais révolutionnaires par rapport au dogmatisme religieux. Qui plus est, il est l’un des philosophes occidentaux qui ont capitalisé sur la philosophie grecque. D'ailleurs, ils sont nombreux à apprendre de cette philosophie. Le cas de Marcel Conche est frappant. Son inspiration réussie d'
Épicure prouve ce retour aux grecs en vue d’un nouvel élan de la pensée philosophique. Je regarde ma montre et te dis : cela fait presque trois heures qu’on disserte. Le temps passe vite. Tu me réponds avant de reprendre le fil des idées que nous sommes en train de tisser : une discussion ferme fait taire la durée et chasse le vide qui prolonge le temps. Tu sais Corine, l’animation excelle l’interdisciplinarité. La littérature joue un rôle très significatif dans cette interdisciplinarité. En ce sens, j’ai beaucoup appris d’Irvin Yalom, sans pour autant le taxer de « grand écrivain ». Ses romans que j’ai lus témoignent du rôle de la littérature de fertiliser l’interdisciplinarité. Sa formation de psychanalyste lui a permis de s’ouvrir sur la philosophie dans un style littéraire qui nous rapproche de la crème des philosophes, en l’occurrence, Schopenhauer, Epicure…Et Nietzsche a pleuré. C’est intéressant ce que tu rapportes, on aura l’occasion d’en discuter davantage. Il est temps d’aller faire un tour à La Bastille. C’est là qu’on va se quitter pour un prochain rendez-vous, conclus –tu. Hélas, ton départ
a voulu que ce rendez-vous n’ait jamais lieu. Si la mort a mis fin à nos rencontres, elle ne pourra en aucun cas porter atteinte à l’éternité de tes idées qui éclairent toujours ma vision de l'Étant et du devenir.
Chère Corine
Le trajet que j’ai fait du cimetière Pierre La chaise à Place de la Nation où je devais rejoindre ta sœur était plein d'émotions. Ayant pitié de moi, mes larmes me suppliaient de les libérer. J’ai donc beaucoup pleuré pendant tout ce trajet. Chaque sanglotement aiguise mon attachement aux blessures et écorne le sombre dans lequel ta mort m’a engouffré. Crois-moi, c’est la deuxième fois que j’ai autant pleuré comme un enfant victime d’une injustice parentale. La première fois, c’était il y a presque dix-sept ans quand j’ai perdu ma mère. Cette fois-ci, ton départ m’a aussi trop chagriné. Tu sais pourquoi ? Parce que je suis devenu orphelin de deux femmes : ma mère et une grande amie. Ma mère m’a mis au monde. Elle m’a offert l’opportunité d’exister et devenir ce que je suis. C’est grâce à elle, à sa tendresse que j’ai compris l’essence de l’errance que la vie procure . Avec toi, j’ai saisi la teneur de l’altérité et assimilé le sens de la vie. Chaque sanglotement traduit mon incapacité à contenir mes sentiments. Toutes les larmes que j’ai versées durant ce trajet ne sont en réalité que l’expression d’une profonde tristesse que le manque existentiel et culturel m’a causé. Seul le néant me console. Le mot est faible pour te décrire la plaie béante que provoque le manque. Ce n’est pas n’importe quel manque. Celui-ci est plutôt proche de l’impossible car il fait partie des choses que l’on ne peut plus revivre.
J’ai rejoint Hélène au bistrot qui donne sur la Place de La Nation. On n’y est pas restés longtemps. J’ai essayé de camoufler ma tristesse, mais mes yeux m’ont trahi. Je comprends ta souffrance, me dit-elle. Elle tenait un livre dont tu m’avais parlé. Elle me l’a offert en signe d’une amitié que nous avons imprimée toi et moi. Je l’ai remerciée et lui ai promis d’en faire une lecture que je partagerai et en discuter avec toi quand je te rendrai visite la prochaine fois. Nous nous sommes quittés, tous les deux les larmes aux yeux.
Repose en paix. Belle dame, belle âme.
Ton ami Abdelmajid.